Esprit d’Expert #4 : David JUST, joaillier de luxe
« Esprit d’Expert » est une série d’entrevues créée par Suneva qui recueille le témoignage d’experts en différents domaines. Ils ont en commun la notion d’esprit qu’ils intègrent consciemment dans leur activité. Mais qu’est-ce que l’esprit? Chacun l’exprimera à sa manière! Ils nous montrent en tous cas qu’il y a de multiples façons très concrètes d’allier lumière et matière, d’en exprimer la synthèse dans notre monde sans s’enfermer dans l’un ou l’autre de ces concepts. Alors que nous assistons à l’effondrement d’un modèle de société, Suneva donne la parole à des acteurs du changement pour nous inspirer, démontrer par leur exemple qu’il existe des voies, des solutions tangibles pour mettre en place un nouveau paradigme.
« Je suis un mix entre Freud et Leroy Merlin »
« En France, ne pas être normalisé est l’assurance de ne pas exister. »
« Les travaux d’apprenti m’ont propulsé dans une fièvre passionnée, faisant littéralement exploser mes chaînes. »
« L’esprit ne fait pas tourner les tables, il les renverse. »
« Ne laissez jamais quiconque se donner le pouvoir et droit de mettre des barreaux devant vos yeux, qu’ils soient matériels ou spirituels. »
David JUST, Haute Joaillerie (Paris)
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SUNEVA – Dans quel domaine êtes-vous un expert aujourd’hui ?
David JUST – Je suis Joaillier. Mon travail consiste à créer toute la partie métallique d’un bijou, qui pourrait être comparée à la charpente d’une maison, où s’ajouteraient ensuite les tuiles, qui sont les pierres, et les perles posées par le sertisseur. Je maîtrise les techniques habituelles du corpus, le travail de la cire, des métaux, et depuis cinq ans je pratique la création sur ordinateur via les imprimantes 3D. C’est une nouveauté qui révolutionne mon travail, nous créons en virtuel avant de finaliser en réel, sous le regard des clients. Ces innovations sont complémentaires, progressent, et nous poussent à grandir de décennies en décennies.
S – Qu’est-ce qui vous a amené à emprunter cette voie ?
DJ – Le déclic s’est produit lorsque j’avais sept ans. Je voyais mon grand-père travailler pendant mes vacances à Saint-de-Luz, puis un jour il m’a dit : « Tu t’ennuies ? Viens à l’atelier et essaye ». Avec un simple fil d’argent, une soudure, et son aide que je reçue comme une oasis dans le désert, ça a été l’étincelle. Un univers venait d’apparaître devant moi. Vertige, prodige, excitation, j’ai tout de suite été conquis par les odeurs d’alcool chaud, les sons, les gestes, les couleurs, l’or en fusion qui s’affine et s’enflamme, les outils anciens… A 15 ans nous avons signé un contrat d’apprentissage, il avait alors 63 ans. J’ai vu en lui plus que mon maître tant aimé et regretté, il était mon sang et devint mon cœur.
S – Qu’est-ce qui vous « nourrit » dans votre activité ?
DJ – Mes lacunes, les lacunes du déterminisme humain. Mes défauts sont autant d’espaces infinis comme la marge d’une feuille de papier où l’on doit travailler, annoter, griffonner, corriger en rouge… Cette conscience des approximations naturelles, des erreurs et de la perfectibilité, est réellement mon fil d’Ariane depuis 40 ans. Il ne s’agit pas de se dévaloriser, mais d’observer en conscience où nous en sommes, à travers le prisme du travail. Cette force naturelle qui pousse à sortir du néant via la beauté est très importante, elle s’allie sereinement aux techniques, rencontres, dialogues avec les autres et en soi. Cela aboutit au regard du client, et son sourire, salaire du labeur. C’est un instant joyeux, intime, qui rend humble et nous invite à reprendre notre bâton de marche pour aller plus loin, plus haut, tout en restant vigilant : la tête dans les étoiles et les pieds sur terre.
S – Quelle définition personnelle avez-vous de « l’esprit » ?
DJ – L’esprit est un état de grâce qui se manifeste après un long travail sur soi. Pour moi, il est immatériel et retournera d’où il vient quand mes atomes, eux, iront rejoindre le grand clinamen d’Épicure. Pratiquant aussi la musique, la peinture, la cuisine, le jardinage, le sport, et l’écriture, je constate que l’esprit s’y cultive comme une graine qui germe. Il demande attention, persévérance, soin, et doit jaillir de lui-même en soi, sans contrôle, sans enfermement possible. Car il vagabonde, rôde, et s’il s’installe en moi, je suis l’artiste de Walter Benjamin avec une « aura » pour toutes mes œuvres, devenant quelques instants fugaces ce génie d’où jaillissent des intuitions, vibrations invisibles et magnétiques d’allégresse. S’il ne s’invite pas, ce sera une couleur primaire, une simple onde musicale, une manifestation sensorielle humaine, temporelle et commerciale. Un travail fait avec esprit n’a pas de prix, il traversera toutes les époques, fascinera, fera même évanouir le visiteur (syndrome de Stendhal). L’esprit ne fait pas tourner les tables, il les renverse.
S – Comment parvenez-vous à insuffler de l’esprit dans votre activité, votre entreprise, votre équipe, vos projets ?
DJ – En restant toujours un peu « en dehors de soi », juste ce qu’il faut pour éviter le réflexe, l’impulsion de l’instant, et en harmonisant la pensée avec l’action. C’est une Calligraphie de pensées qui consiste à toujours être dans l’empathie avant d’agir envers autrui. Travailler en équipe nous fait passer par un tas de prismes importants, comme en témoigne cet exemple vécu pour la création d’un diadème de princesse :
L’écoute de la princesse est la pierre angulaire du projet, ses paroles, ses non-dits, ses regards pudiques… Son expression et son état d’esprit doivent se retrouver dans l’objet. A l’issue de la réunion, chacun retient un message différent. Il revient au directeur de projet – moi en l’occurrence – de conserver cette énergie vierge de toute digression. C’est là que ça devient de l’art : guider le dessinateur sans le frustrer, convaincre le marketing de l’intérêt du produit, la communication de créer la bonne image, le joaillier de poser le bon geste, le sertisseur de bien placer ses diamants, la polisseuse de ne pas effondrer la géométrie… Et tout cela dans un bon état d’esprit. C’est une pratique qui demande de l’expérience. Je sais que, comme une fissure jaillit dans un cristal, si la tension, les conflits et frustrations apparaissent, la pièce livrée ne sera pas celle imaginée. L’écoute et le dialogue sont gages de clairvoyance. Fuyons le sempiternel « c’est moi qui l’ai fait », auquel je préfère « c’est notre atelier qui l’a faite », la couverture du magazine « Paris Match ». Ou comment passer de la dualité à l’unité.
S – Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés ?
DJ – Je serai tenté de dire LA TERRE ENTIÈRE! Je ne suis pas né « normal », j’ai créé mon autonomie, c’est à dire étymologiquement ma propre norme. C’est difficile à admettre, mais je n’ai rien à faire d’autre ici que de partager la beauté, de la regarder, de la reproduire, de vivre en paix et en harmonie. J’ai quitté le lycée Molière à Paris à 15 ans pour devenir apprenti ouvrier joaillier, ce qui signifie partir à 800 kms de mon domicile et quitter tous mes amis. Pire : ce que j’ai compris dès les premiers coups de limes avec la relation aux métaux et l’assise à l’établi a été un choc d’une violence inimaginable, laissant des blessures béantes. Pendant 15 ans de « prison », l’éducation nationale m’avait parqué, classé comme un raté incapable de suivre des études classiques. Mais mon grand-père et l’atelier m’ont montré ce dont mes mains étaient capables. Les travaux d’apprenti m’ont propulsé dans une fièvre passionnée, faisant littéralement exploser mes chaînes. Une puissance colossale s’était allumée en moi.
Aujourd’hui tout va bien, mais un CAP à 54 ans n’a toujours pas reçu ses lettres de noblesses aux yeux de l’institution, des entreprises, des populations. Je vis dans un pays (la France – ndlr) où ne pas être « normalisé » est l’assurance de ne pas exister. Je suis l’exception qui confirme cette règle, avec d’autres…
S – Quelles solutions avez-vous trouvé pour contourner ces obstacles ?
DJ – A 17 ans, après deux ans d’apprentissage je fus consacré 1er national en joaillerie. Exposé sur les Champs-Élysées, interviewé à la radio et à la télé, des tas de gens sympas m’ont encouragé à ce moment là. Mon grand-père (alors âgé de 66 ans) en était non pas fier, mais vraiment joyeux. J’ai compris la puissance des médias.
J’ai donc décidé de forger en moi ce bonheur, malgré des mains parfois meurtries. Et puis j’ai décidé de travailler manuellement pour exister, plaire, unir, marier (mon métier est souvent relié à la fête). J’ai décidé de ne pas laisser la place aux obstacles de l’existence. J’ai écrasé quand cela fut possible, contourné souvent, évité parfois, surmonté toujours. Je dirai que faire un bijou, c’est en quelque sorte psychanalyser la personne qui en fait la commande, en lui donnant ce qu’elle n’a pas, ce qui lui fait défaut. C’est une sorte de « catharsis auriculaire et matérielle », un mix entre Freud et Leroy Merlin!
S – Quels sont les bénéfices de cette prise de conscience et des décisions qui en ont découlé ?
DJ – Tout est allé très vite, après mon CAP j’ai été joaillier Place Vendôme à Paris, puis chef d’un atelier de 70 personnes, puis responsable en haute joaillerie dans un groupe de luxe, puis mariage, enfants… Ma vie ne tient qu’à un fil d’or. Toute la genèse de mon bonheur est dans mon métier qui m’a toujours accompagné.
Quand j’ai encadré d’abord 6 personnes puis 70, j’ai partagé mon expérience, mais aussi – et je ne saurai l’expliquer – de l’immatériel rationnel : l’atelier était devenu un véritable temple, nous avions produit des records, j’avais créé mes propres normes. Et cela a marché, nous avons réussi là où les concurrents stressaient et échouaient. J’ai de ce fait côtoyé des talents multiples, et cela m’a enseigné aussi ce que j’ignorais sur mon travail : la complémentarité. Finalement, j’ai toujours pensé en mode vertical et non horizontal (qui génère des affrontements), et en pratique cela fonctionne très bien dans le temps. Je préfère convaincre, fédérer, que d’imposer de facto.
S – Une leçon à retenir et qui pourrait servir à d’autres ?
DJ – Une première intuition est souvent bonne conseillère, mais il faut toujours en vérifier les zones d’ombres, l’éprouver avec ses détracteurs, et ce, régulièrement.
S – Aujourd’hui, que souhaitez-vous offrir au monde ?
DJ – J’avais 3 ans en 1969 et je me souviens des premiers pas de l’Homme sur la Lune en Juillet… La télé en noir et blanc en formica, et une aïeule incrédule persuadée de supercheries. Je me suis dit : « C’est cela des adultes? » Alors, je suis retourné dans le parc de la maison là où poussaient des vraies violettes. Je les regardais, et parfois un filet de soleil entre les feuilles venait en faire mes papillons, des voiles de navires, des ailes d’oiseaux bleus, leur odeur délicate venait en simulacre réjouir mon corps. Je les observais de près se balancer légèrement, elles qui sortaient par magie du sol. Le lendemain je retrouvais devant moi des barreaux d’acier, ceux de la fenêtre de la maternelle : j’ai refusé d’y retourner.
Cinquante années ont passé, je regarde les roses de mon jardin en plein Paris, que je partage avec mon épouse ingénieure, bardée de diplômes, chercheuse en biotechnologie, elle est mon âme.
Mon conseil ? Ne laissez jamais quiconque se donner le pouvoir et droit de mettre des barreaux devant vos yeux, qu’ils soient matériels ou spirituels.
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Entrez dans son univers : www.atelier11paris.com
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